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Le journal de Soa Hélène
16 septembre 2010

D'Antananarivo à Fierté-Haïti

Pas de texte de cette année 2009. Trop embrumée, agitée, incertaine. Pas encore digérée.
Je reprends le journal, je le mets en ligne, aiguillonnée par cette envie d'échange, entravée par la lenteur et le coût des connexions. J'invite JR à m'y rejoindre. Voici donc son retour au pays, et sa première contribution.

Briques

Antananarivo – Port-au-Prince par la ligne Fierté Haïti (Ahy 'ty, c'est à moi !) 

 

Miala tsiny. Je ne l'ai compris que quelques jours plus tard quand je ramenais mon neveu Sèl à l'aéroport. Je voyais des images d'Haïti et je me disais,  retenir d'Haïti, Toussaint Louverture, l'indépendance et la République, ainsi que les lettres et son monde de lettres débordant. Anonymes tragédies en HD au-dessus de mon neveu Sèl. Probablement des vagues échos entendus dans des flashes de journaux durant la semaine. Je me rappelais avoir pensé à Rodney Saint-Eloi, un poète et éditeur haïtien à qui je n'ai pas eu le temps d'écrire depuis notre rencontre à Ouessant en août dernier. De Rodney, ce qui reste c'est ce qui est transmis. Mon fatalisme atavique classa rapidement l'événement parmi les catastrophes ordinaires avec lesquelles les médias font leurs choux gras. D'Anthony Phelps, parler par signes en triste saison, surtout ne pas faillir ni défaillir. J'ai donc oublié, oublié d'autant plus facilement que les déboires administratifs du petit dernier de ma sœur Mary occupaient ma tête.

Sèl a été obligé de prolonger un peu ses vacances à Madagascar jusqu'à l'obtention d'un visa de retour en France. Né à Paris, ayant toujours vécu là-bas, il ne comprenait pas qu'on le considère comme étranger. Le masque peut faire oublier la peau mais ne la cache pas. Du haut de ses dix ans et demi, il s'estimait comme trompé sur la marchandise. Un peu comme moi apprenant que Frantz Fanon n'était pas haïtien mais martiniquais.

Mary, son mari et leurs trois enfants sont venus pour la fin de l'année. Dans les précipitations des départs bondés et l'ambiance de fêtes sans doute, les douaniers français ont omis d'accuser par un tampon dans son passeport le passage du benjamin  à la frontière. De Gary Victor, banal oubli. Les douaniers malgaches ont prévenu dès leur arrivée qu'un visa d'entrée serait requis pour le retour en France. Peinture naïve impossible de la queue devant le Consulat français tous les matins entre les jours fériés. Les vacances rêvées se teintaient d'amertume, et les fêtes en de longs moments diarrhéiques pour ma sœur. L'ensemble des documents qu'ils ont fourni ne suffisait pas à prouver aux yeux de l'autorité consulaire que Sèl avait vécu auparavant en France. De Marie Vieux-Chauvet, amour, colère et folie, … les cartes postales pornographiques. Ils ont eu beau montrer billet d'avion, carte d'embarquement d'Orly, acte de naissance, cartes pour le transport dans le neuf-quatre ou pour la cantine scolaire. Hélas, souvent un nom au mieux avec une puce, pas de photographie confirmant l'identité déclarée du jeune garçon. De Dany Laferrière, je suis un écrivain haïtien. C'étaient les vacances, personne à l'autre bout du fil pour certifier de sa scolarité française. Mary et Liv ont dû se résoudre à aller guetter l'ouverture des portes là-bas et laisser Sèl à mes bons soins. C'était pour quelques jours, ce n'était pas un Restavek. Il n'a pas voulu les accompagner à l'aéroport. Juste un petit signe de la main sans aller plus loin que le perron de la maison. Puis toute la soirée, il s'est juré de ne plus quitter la France avant d'avoir ses papiers français, à sa majorité, et même après, une fois rentré là-bas, en tous cas, de ne plus se prêter aux envies parentales de retour à la terre des ancêtres. 

De Louis-Philippe Dalembert, l'exil, voyage perpétuel entre l'enfance et l'âge adulte.

La dernière fois, la première fois pour Sèl, c'était pour la cérémonie du Hasoavana. « Mais Tonton, me dit-il quelques cinq ans plus tard, pourquoi on dit bonheur alors qu'il s'agissait de nous couper le zizi ? De Jacques Stephen Alexis, le réalisme merveilleux et la tectonique des plaques éducatives. Je le regardais un peu ébahi tout en songeant à la solution bancale qu'avaient trouvé à l'époque ses parents immigrés. Mary ne voulait pas qu'on fasse la chose au pays, à la merci d'un Papa-charlatan qui au détour d'un verre de rhum pourrait oublier de stériliser ses ustensiles. Liv ne trouvait pas de sens à un acte chirurgical dépouillé de rites. Par ailleurs, il ne voulait pas non plus que le premier contact de son benjamin, le seul né là-bas, avec la terre ne soit un traumatisme.

De Carl Brouard, le miracle nègre et notre extravagant aveuglement devant les points chauds du globe. Ils auraient pu noyer le problème dans les soucis du quotidien, l'oublier jusqu'à ce qu'il soit trop tard mais Père était passé pour des vacances et leur avait rappelé la coutume immémoriale. « Autant que je le sache, depuis toujours, les Malgaches sont circoncis ». J'imagine aisément le vieux leur signifier son attachement à la tradition, avant la prière qu'il tente; partout où il séjourne, d'imposer le soir. « On n'a pas abandonné la coutume même quand on est devenu chrétien ! D'ailleurs, aimait-il à rappeler, Jésus Christ est circoncis ! »

Du Vaudou, une représentation sensuelle de la réalité et la communauté des Arbres musiciens. Jésus est-il haïtien pour les Haïtiens ? Ils ont alors coupé... la poire en deux (pardon, les mots sont traîtres ;-). Sèl fut opéré sous anesthésie dans une clinique parisienne spécialisée puis ils vinrent enfouir l'ablation sous notre terre rouge, en même temps qu'on célébrait le bonheur de trois autres cousins.

« Ça ne t'a pas fait mal à toi ? je rappelais à Sèl.

« Mais si, me rétorquait-il, maty a, Tonton, j'ai cru mourir au milieu des autres quand ils ont crié. Après, on s'est regardé nos organes circoncis cicatriser. Ça a duré toutes les vacances. On a joué tout le temps.

De Jean Fernand Brierre, l'asile aux fils de Harlem.

« Et bien, je dis, tu as survécu à la douleur, tu es un homme maintenant, tu sais que tu survis à la douleur. Tu ne trouves pas que c'est une bonne chose de savoir cela, un bonheur ?

A son tour, il me regarda étrangement puis, avant de replonger dans sa Play Station, condensé ontologique de sa vie antérieure et à laquelle il s'accrochait davantage depuis le départ de ses parents, il me rappela qu'il n'avait que dix ans. De René Philoctète, la leçon de la terre et les rêves d'homme.

Au téléphone, il s'efforçait de se montrer positif, serein même. Il sondait ses aînés pour savoir si sa mère pleurait beaucoup. Curieux petit bonhomme mûri trop vite. A cinq ans, il nous entendit discuter de la loi qui lui permettrait de devenir français à sa majorité, il s'incrusta dans la conversation pour claironner que quand il serait grand, il voudrait être blanc. Avec ses parents, on en riait mais on en avait aussi un peu le ventre qui se serrait. J'avais le même serrement au ventre quand je l'entendais se persuader qu'ils allaient s'apercevoir au consulat de leurs erreurs documentaires. De Frankétienne, déborder de l'intérieur comme un lac qui s'enfle.

« C'est pas possible, me répétait-il en raccrochant, je suis tout de même le fils de mes parents, ils sont à Paris avec mon frère et ma sœur, et moi, je suis bloqué ici !

Le matin de la rentrée, les parents faisaient le pied de grue devant l'école. Ils n'ont pas pu s'empêcher d'être en avance. D'une bonne heure. Le directeur de l'école, mais le maire également informé, s'empressèrent de faxer certificat et attestation ; mais dessus ne figurait toujours pas la tête de Sèl. A tout hasard, la mère pensa à envoyer une photo de classe. Et pour la énième fois, nous revoilà au consulat.

De Marie Thérèse Colimon, célébrer une liberté au prix trois fois sanglant. Nous n'avons plus fait la queue de deux heures. Le gendarme auvergnat compatissait et ne nous demandait même plus nos identités à l'entrée. La salle d'attente, bondée bien que seule la moitié de la queue ait pu rentrer, balançait entre angoisse et espoir, l'espoir l'emportant, l'espoir d'obtenir ce visa sûrement un jour. Des îles qui marchent. Tout le monde fixait les magazines sur la table basse mais personne n'y touchait. J'entretenais Sèl sur sa future entrée au collège. Puis, en passant, je lui parlais de mon collège d'ici.

« Te fatigue-pas Tonton, je préfère là-bas. Je veux pas vivre ici. »

De Jean-Claude Charles, écrire à Paris l'écriture du déplacement. « Ici, c'est pauvre ! » me lâcha-t-il avant de se réfugier à nouveau derrière le mur de sa PS-II.

Peu avant midi, un fonctionnaire sortit d'un bureau en brandissant le visa attendu comme si c'était sa victoire. Sèl a pu desserrer les dents et appeler sa mère. Il a pris l'avion trois jours après. Au revoir devant la télévision grand écran de l'aéroport. Je me rendais compte de l'ampleur de la catastrophe en Haïti. « Tu vois, Tonton, tout ça ne serait pas arrivé si j'étais blanc ! »

De Dany Laferrière, en finir joyeusement avec les blondes, la malédiction et autres clichés. Avant de suspecter un mauvais sort jeté par un perfide quelconque, les anciens nous prévenaient des retours des choses. On redoutait tellement le tody qu'avant d'entreprendre n'importe quelle tâche, de prendre une décision, d'amorcer le moindre discours, on commençait par chercher les conséquences éventuelles ni prévues ni souhaitées. Et il y en a toujours une à laquelle on ne pense pas. Celle-là est le tsiny. On s'en excusait par avance. On enlevait le tsiny. Aussi avait-on coutume de dire : « Le zébu avant de mugir secoue ses cornes, le coq avant de chanter bat des ailes. Les hommes avant de parler, enlèvent le tsiny ». Miala tsiny !

De Géotropiques, ensevelir la honte, s'extirper de ces gravats de corruption, d'exploitation et d'esclavage comme on sort des tremblements de l'histoire. Comment font-ils ? Comment font-ils pour survivre à tant d'abêtissement, de violence et de mépris ? Errant dans le désert du Mexique, tombés des mornes du côté de Saint-Domingue, jetés à la mer du côté de Miami, de Gibraltar ou aux Canaries, à Mayotte, via Kwassa, par les airs même, Paris, Lyon, ou Genève, je ne comprends pas pourquoi certains, des enfants parfois, explique-moi, vont mourir dans un train d'atterrissage.

D'Yanick Lahens, le séisme a déjà eu lieu. Je tente de savoir ce que je faisais à ce moment-là. Je sors mon carnet de voyage TV 5, un carnet blanc à rayures bleues que je bourre d'annotations depuis des années et dont je consulte pour une fois les informations internationales. Y sont recensés les principaux aéroports, les normes des bagages pour le transport aérien, les fêtes nationales, les monnaies, les températures moyennes, les tables de conversion des différentes mesures, etc. Je cherche les fuseaux du temps de nos îles éloignées. Je ne trouve rien pour Haïti, rien non plus pour Madagascar. De Christophélès, l'opprobre des jours carnivores et la contre-attaque de Choucoune. Je pense recourir au planisphère offert à mon fils l'autre noël mais je ne sais pas où il l'a rangé. Si j'attends de passer dans un cybercafé pour connaître le décalage horaire, je vais encore remettre à demain cette lettre. De Lyonel Trouillot, Haïti avant que j'oublie.

La terre a dû trembler pendant que j'attendais avec mon neveu dans la salle d'attente au consulat, ruminant ce que je pourrais faire comme vacherie au fonctionnaire bien assis sur ses procédures de l'autre côté de la porte. Ou plutôt, plus tard, Haïti est à l'ouest, le soir, lorsqu'on fêtait au restaurant le fameux visa et que j'entreprenais à nouveau de détourner Sèl de sa console. De Jean Price-Mars, la plus émouvante histoire du monde, Haïti et la quête nègre du moi.

« Maintenant que tu sais que tu vas pouvoir rentrer, Sèl, dis-moi, à part la famille, qu'est-ce qui te manque le plus là-bas qu'il n'y a pas ici ?

« Les copains ! dit-il sans hésiter.

« Et que vas-tu faire en arrivant ?

« Je vais trouver les copains et on va se faire un foot, quelque chose, jouer !

« J'espère que maman n'a pas trop pleuré, ajouta-t-il.

D'Emile Nau, être soi-même et dire à Sèl ce qu'Haïti a livré au monde. La brume couvre par endroit la plaine d'Antananarivo. Les collines au fond se teintent de rose. Le jour se lève.

 

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